La lettre et l’esprit lafitte.yan [Forum Yahoo GVasconha-doman 2008-06-11 n° 8869]

- Jean Lafitte

Bonjour à tous,

"La lettre et l'esprit", tel est le titre d'un article du n° 22 d'octobre 2003 de ma revue Ligam-DiGaM par lequel j'annonçais mon abandon de la graphie classique pour la moderne.
Je le reprends ici, avec le même sens pour exprimer --- une fois n'est pas coutume --- mon désaccord sur plusieurs passages du message de Daniel Séré réagissant à cette phrase de Tédéric Merger : « Mès supausi que los qui legissen lo gascon son en majoritat capables de legir tanben lo castelhan. »

Après un « Adishatz monde/Adixat moundë » dont j'apprécie l'aimable "oecuménisme", Daniel écrit :
« C'est un fait, mais à condition que le gascon soit écrit en graphie dite "classique" pour employer un terme neutre. »

On est en pleine équivoque sur le sens de « lire » :
­ s'il s'agit de lire à haute voix, de même que l'habitude de lire du castillan fera prononcer "caminarr" dans le refrain de l'Immortèla de Nadau ou encore "Per noste" au lieu de "Per nouste", un féru de gascon classique qui n'a jamais appris un brin d'espagnol (ça existe, ?) lira Guadalajara avec un "j" français, voire un "y" et un "e" ou "o" final, etc. ;
­ et s'il s'agit de comprendre, le même féru etc. aura bien du mal à identifier pair / padre, ayuntamiento / mairie ou comuna (qu'aucun locuteur naturel n'emploie), etc.
En la circonstance, je pense que la phrase de Tédéric signifie tout simplement que rares sont les Gascons qui fréquentent la "liste" et qui n'ont pas appris peu ou prou l'espagnol au cours de leurs études, la plupart sans doute jusqu'à bacc + n.

Et encore Daniel : « Graphie archaïsante, "médiévale" diront certains, mais qui, toute imparfaite et truffée d'incohérences qu'elle soit, a l'avantage de souligner non seulement la proximité entre les "dialectes" d'oc/occitans mais aussi celle à peine moindre entre des langues romanes comme l'espagnol/castillan, le portugais, le catalan, le gascon, l'aragonais et j'en passe. »

Je fait partie des "certains", vous le savez, et je persiste et signe. Car tout l'esprit de nos graphies anciennes fut de coller au mieux à la phonétique du lieu et du temps. Je lis actuellement à petites doses (y a pas d'images, et c'est un peu plus ardu que "Les vacances de Bérurier") la célèbre thèse du Suédois Ake Grafström (1958) sur la graphie de 141 chartes originales du Languedoc et de la région de Nîmes-Uzès antérieures à 1200. L'auteur recense la grande variété des graphies de ce qui est supposé un même son (oui, il n'y avait ni "koinè" de langue ni "koinè" de graphie, même sur l'aire du seul languedocien !) et cherche par ailleurs à interpréter la prononciations d'époque de graphies identiques ou différentes. En aucun moment il ne vient à l'idée que les scribes aient sacrifié la prononciation qu'ils connaissaient à une norme orthographique quelconque.
Par contre, l'esprit de l'orthographe française telle que l'a voulue l'Académie en ses débuts fut de choisir une orthographe ancienne dont la connaissance --- à l'écrit et à la lecture --- distinguerait « les gens de lettres des ignorans et des simples femmes » (qui n'apprenaient pas le latin).
En choisissant la lettre de la graphie médiévale (et encore, en y faisant des choix, tant elle était variable dans le temps et dans l'espace), les promoteurs de la graphie classique ont opté pour l'esprit de l'orthographe française, non pour celui de nos anciens.
En même temps, ils ont coupé de l'écrit, donc de l'accès à la lecture et au perfectionnement dans leur propre parler, tous les locuteurs naturels, peu désireux de revenir à l'école. De plus, ils ont alourdi la transmission scolaire par des heures et des heures d'enseignement de la graphie, pour écrire des lettres qui ne se prononcent pas et ensuite ne pas les prononcer dans la lecture (n'est-ce pas aussi l'esprit même des Shadoks : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?). Et tout ce temps est perdu pour apprendre le vocabulaire, le conjugaisons, les tours syntaxiques propres etc. comme pour lire de belles ¦uvres d'auteurs qui avaient pensé en gascon avant d'apprendre le français, ceux dont G. Narioo faisait naguère l'éloge dans País gascons.
Ce faisant, ils ont aussi ignoré l'esprit de toutes les réformes orthographiques modernes qui vont dans le sens du phonétisme, l'espagnol étant à cet égard exemplaire. N'est-ce pas là un double archaïsme, dans le choix du système et dans sa philosophie même ?

Quant à la proximité avec les langues romanes (du Sud, bien moins familières aux Gascons d'aujourd'hui que le français, langue romane lui aussi !), que l'on m'explique pourquoi les occitanistes refusent "bec et ongles" de noter le son [ch] par "x", qui est la graphie du catalan et du portugais, et plus encore celle quasi exclusive de l'ancien béarnais, et lui préfèrent un "sh" quasi ignoré de nos anciens textes ?

Daniel : « Ce fait idéologique n'est pas sans rappeler celui qui, en raison de la graphie unitaire de l'époque, faisait considérer les idiomes romans par les clercs d'avant la révolution carolingienne comme de simples variantes phonétiques locales de la langue latine. Il n'est pas absurde de penser que, par exemple, le mot écrit "pater" était lu et prononcé ['pay], ['payré], ['patré], ['padré], ['parë], [pa'èrë], etc, selon l'endroit par les clercs d'alors. Charlemagne, qui n'a peut-être pas inventé l'école, a du moins contribué fortement à l'éclatement de la langue latine en plusieurs langues romanes dès lors que, sous son impulsion et celle de lettrés comme Alcuin, une adéquation graphie-phonie rigoureuse aboutissant à une seule prononciation ['patèr] pour "pater s'est progressivement mise en place. La scission latin-langues romanes était dès lors inévitable et irrémédiable. Je ne suis pas historien et de plus calés que moi sur la question pourront rectifier mes dires au cas où je m'égarerais. »

Sans être historien moi-même, cela correspond à ce que j'ai lu et encore plus compris de l'enseignement du Pr. Michel Banniard, de Toulouse-Le Mirail, spécialiste mondial de la question. Sauf que la réforme carolingienne n'a pas « contribué fortement à l'éclatement de la langue latine en plusieurs langues romanes », mais simplement porté à l'écrit la conscience de cet éclatement, commencé dès le VIe ou VIIe s.

Daniel, enfin : « Je ne sais pas si l'on peut comparer les deux situations, surtout d'un point de vue historique, mais si on y tenait absolument, on pourrait penser que l'équivalent moderne de la révolution (ortho)graphique carolingienne consisterait à doter chaque "dialecte" d'oc d'une graphie appropriée au risque (surtout pour les occitanistes "purs et durs") de voir éclater LA langue occitane en plusieurs langues à part entière... »
Ce que semble souhaiter Daniel, Mistral et les Félibres l'ont fait depuis 150 ans. Mais les promoteurs de la graphie classique 'n'ont jamais véritablement étudié celle des Félibres, ils l'ont rejetée a priori, pour une raison purement idéologiaue.
Dans ma brochure de Ligam-DiGaM « Graphie classique ou graphie moderne ? » d'Octobre 2004, je montre, textes de Per noste à l'appui, cette absence d'étude, et même les contre-sens faits sur la graphie des Félibres par l'idéologue Michel Grosclaude : imaginez un infirmier qui se déclare médecin et impose une thérapeutique nouvelle sans jamais avoir étudié ni encore moins pratiqué celle qui était en usage jusque là...

Mèy que hardits, siat sàvis !

J.L.

Un gran de sau ?

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