Gascon et français chez les Israélites d’Aquitaine
Documents et inventaire lexical
Tel est le titre de l’étude éditée par les Classiques Garnier (collection tout à fait universitaire) par un jeune chartiste, Peter Nahon, tout récemment.
Peter Nahon, qui enseigne à l’université de Genève, est d’ailleurs venu la semaine passée présenter son livre au Musée d’Aquitaine de Bordeaux dans le cadre du festival d’automne occitan appelé Mascaret.
Sa thèse, bien étayée linguistiquement et informée par de nombreuses conversations avec des héritiers des communautés israélites de Bayonne et de Bordeaux, est qu’il est faux de croire que ces communautés avaient utilisé pendant quasiment cinq siècles un parler à base d’hispanismes espagnols ou portugais, partiellement mêlé d’hébraismes supposés hérités d’une pratique linguistique encore plus ancienne que celle vécue dans la péninsule ibérique pendant de nombreux siècles.
C’était bien sûr tentant s’agissant de ceux qu’on appelait les Juifs portugais après que les XVIè et XVIIè siècle les eurent appelés « marchands portugais ».
M.Nahon montre bien que si leur liturgie et leurs actes officiels étaient bien souvent en un espagnol légèrement archaïque et que si l’hébreu liturgique avait laissé des traces dans leur communication interne, leur parler de base était naturellement celui de leur environnement aquitain, donc clairement le gascon dans le cas de communautés d’abord implantées à Peyrehorade, Bidache et La Bastide de Clairence (donc dans des zones relevant plus ou moins totalement de la maison de Gramont, visiblement inspiratrice de leur accueil) avant de s’établir à Bayonne, puis de là à Bordeaux. Avant qu’une fraction ne monte jusqu’à Paris pour y connaitre des destins prestigieux à l’image des Péreire, Fould ou Furtado.
Cela peut paraitre naturel à ceux qui savent bien que le gascon était jusqu’aux XIXè siècle (pour Bordeaux) et XXè siècle (pour Bayonne) la langue vernaculaire du pays mais apparemment les savantes études universitaires l’ignoraient.
Merci donc au jeune chercheur d’avoir su rétablir cette vérité et faire ressusciter ainsi des communautés gasconophones à l’histoire singulière et attachante.
Cette étude est-elle parfaite pour autant ? Sans doute pas plus que tout autre travail de l’esprit humain et il faut chercher bien profondément pour y déceler d’éventuelles petites imperfections :
– au plan historique, le livre ne met pas en valeur le fait que le duché d’Aquitaine (aux contours flottants, comme on sait, de 1032 à 1453) n’appliqua pas les mesures d’expulsion prises par le royaume de France envers les Israélites de son territoire.
Un auteur ayant étudié l’histoire de ces explusions (Richard Rossin ) cite sept explusions, commençant en 533 dans le Paris de Childebert Ièr, jusqu’à celle « définitive » (mais rien ne l’est jamais) de 1394 sous Charles VI, donc avant que la France ne récupère une part significative et encore moins la totalité de l’Aquitaine.
M.Nahon en fit d’ailleurs la rectification lors de sa conférence.
Y eut-il des communautés juives dans le duché pendant ces presque 450 ans ? Une étude là-dessus serait la bienvenue mais celle de M.Nahon ne porte que sur les communautés arrivées en Gascogne à partir des premières années du XVIè siècle (la "nation portugaise").
– au plan linguistique : M.Nahon explique ne pas connaitre le gascon bien qu’il s’en soit pas mal imprégné pour les besoins de son travail. Il note cependant que le parler gascon des Juifs bayonnais était demeuré de parler clair, sans doute parce qu’ils avaient adopté le vocalisme clair des zones où ils s’étaient d’abord établis : Peyrehorade, La Bastide, à l’inverse du parler bayonnais général « noir ». Au point même de clarifier en « é » certaines prononciations un peu partout en « e ».
Des doutes me sont cependant venus sur l’origine non gasconne que l’auteur prête à certains mots du parler étudié :
Traste, auquel il donne une origine portugaise alors que traste,trasteja,trastou (forme plus bayonnaise) sont largement avérées en gascon.
Ce qui pourrait peut-être être aussi le cas de mots auxquels M.Nahon donne une origine soit inconnue soit autre (judéo-provençale par exemple), tels carabocade ou picon (supposés d’origine provençale ou franco-provençale alors qu’on a aussi « picou » pour désigner la partie mobile du bât en gascon proche des territoires concernés), voire gueychous (?) ou ouardador (supposé aussi judéo-italien mais qui évoque un peu les dérivés de « goarda/guardar).
Au total, une belle et honnête étude, écrite avec élégance et qui devrait susciter l’émulation d’autres auteurs à propos d’autres milieux et d’autres lieux.