Je partage votre point de vue : les habitants doivent pouvoir s’approprier leur habitat et s’y identifier. C’est une simple question de respect. Et pour les habitants de la Cité Frugès, il est positif que les logements aient connu les modifications qu’ils subirent. Votre citation de Lucien Kroll est hélas d’une cruelle vérité.
Cependant, je voudrais apporter quelques nuances dans votre analyse.
En effet, il faut se replacer dans le contexte de la construction de cette cité en 1920.
A cette époque, en effet :
– on manquait de logements, surtout dans les villes dont la population augmentait en raison de l’exode rural ;
– la construction de logements traditionnels en maçonnerie restait coûteuse ;
– les logements étaient par conséquent souvent exigus, sans confort, mal éclairés ;
– et surtout, leur insalubrité fréquente générait la tuberculose, que l’on ne savait pas soigner et qui tuait une part importante des habitants des villes.
C’est dans ce contexte, dramatique mais totalement oublié aujourd’hui, que Le Corbusier rechercha des solutions nouvelles en s’appuyant sur l’utilisation d’un nouveau matériau : le béton. Voici ce qu’il en attendait :
– recherche d’économies dans la construction en évitant les matériaux traditionnels plus coûteux : pierres et tuiles ;
– recherche d’un plus grand confort, d’une meilleure pénétration des rayons du soleil grâce à des fenêtres en largeur et à une meilleure exposition pour éviter la tuberculose ;
– recherches de formes nouvelles épurées, rejoignant le mouvement cubiste, en utilisant les possibilités offertes par le béton.
Pour ces raisons, Le Corbusier était à cette époque un pionnier, un visionnaire, et naturellement ses bâtiments rencontrèrent une critique terrible. La Cité Frugès fut notamment làune des premières oeuvres où il mit en pratique ses idées.
Pour l’esthétique, les bâtiments de la Cité Frugès ne sont peut-être pas les plus réussis de Le Corbusier. Il lui faudra conduire d’autres projets avant d’aboutir à la villa Savoye ou à la chapelle de Ronchamp, aux formes exemplaires.
Pour la maîtrise du béton non plus, la cité Frugès a mal vieilli. Le Corbusier demanda trop au béton, un matériau encore innovant et mal connu.
Quant à la consultation et à l’écoute des habitants, on ne peut pas vraiment reprocher à Le Corbusier de l’avoir occultée. D’abord son caractère de visionnaire ne lui permettait certainement pas cette approche ! Mais surtout, à cette époque, l’écoute des besoins des habitants était très faible comparée à ce qu’elle peut être maintenant. Pensons aux conditions paternalistes de la vie ouvrière, à l’absence de syndicalisation, ou simplement à l’absence de droit de vote pour les femmes.
Il faut donc comprendre que le projet de Le Corbusier était de répondre à des problèmes urbains dramatiques, en s’appuyant sur des solutions nouvelles et qu’il cherchait à se détourner de la tradition. Sa démarche était historiquement nécessaire, même si aujourd’hui elle apparaît très critiquable par les excès auxquels elle a conduit.
J’ai créé un site (usine.duval.free.fr) qui cherche à faire comprendre les intentions de Le Corbusier, replacées dans le contexte de l’époque.
On peut notamment y lire une émouvante lettre de Le Corbusier où il dénonce les ravages faits par la tuberculose.
Il faut aussi rappeler le contexte de l’époque où ce quartier s’est créé. Le Corbusier ne doit pas toujours rester ce bouc émissaire, principal responsable de la création des grands ensembles, même si sa responsabilité est bien réelle.