Dans des pièces écrites des archives de l’abbaye de Saint Sever de Rustan (archives 65 H 170 – copie des accords passés entre moines et habitants de SSR – 1542) sont mentionnés par deux fois les termes “crestian” et “crestiana”.
“…terre au terroir dit La Chrestiana... darrière vergier du Chrestian…”.
Ce terroir était localisé près de l’ancien “Marcadau”, champ de foire communal qui se trouvait à l’ouest de SSR (darrèr) vers le carrefour des chemins de Mansan et de Sénac.
Il y avait donc au XVIème siècle un quartier de Saint Sever de Rustan, à l’écart de la population, où habitaient “crestians” et “crestianas”.
Ce toponyme a disparu il y a fort longtemps puisqu’on ne le retrouve pas dans les terriers des XVIIème et XVIIIème siècles.
On a donc, par ce document, l’attestation de la présence à SSR, à cette époque, d’au moins une famille de cette population victime depuis des siècles de ségrégation : les cagots.
Cette population portait plusieurs noms en Gascogne et Navarre : Cagots ou Agots en Navarre, Crestians, Capots, Gahets, Charpentiers, Canars...
Plusieurs théories pour expliquer cette ségrégation. Beaucoup des scenari envisagés (Wisigoths, Sarrazins, Cathares…) au cours des siècles se trouvent rapidement en porte à faux avec les faits historiques. Benoit Cursente fait le point sur la question dans un livre (*) sorti en 2019. Il avance que la lèpre, présente en occident au début du XIIème siècle, et la mise à l’écart de personnes infectées, ordonnée souvent par l’Eglise, seraient à l’origine des cagots. Il rappelle que la lèpre était considérée aussi comme une maladie de l’âme ! En Gascogne et Navarre, l’exclusion des lépreux ne s’est pas faite dans des maladreries qui, elles, disparaîtront avec la maladie, mais dans des quartiers séparés de la communauté villageoise (la vesiau). Ces quartiers (Cagoteria, Cristiania, Canaria…) seront toujours là après la disparition de la lèpre. Comme la lèpre ne se transmet pas héréditairement, la pathologie d’origine deviendra de génération en génération une pathologie imaginaire. On peut dire qu’à partir du XIVème siècle, tous les crestians/cagots de Gascogne étaient aussi sains que leurs contemporains. Par contre la ségrégation va persister des siècles et maintenir ces hommes et femmes à l’écart. Le Cagot est dans cette société la figure de l’impur, et la ségrégation est le moyen d’éviter la pollution par le contact… Les populations juives d’Europe connaitront la même horreur…. Elle va durer plus longtemps...!
Cette ségrégation disparaîtra au XIXème siècle.
Depuis le XVIIème siècle, quelques hommes de famille cagote ont échappé au malheureux sort de leurs congénères :
• Jean de Mailloc, metge (médecin) et chirurgien à Cauterets au XVIIème.
• Bernard Dufresne. Fils d’une pauvre femme cagote, né en 1736 à Navarrenx, il décède à Paris en 1801 conseiller d’Etat et administrateur du Trésor.
• Osmin Ricau. Né en 1892 à Ansost. Peintre, instituteur, auteur d’ouvrages régionalistes, il meut en 1978. Il a écrit une “Histoire des cagots” où il écrit dans la préface ; “Je sais aujourd’hui que je descends des cagots…”
Les cagots dans la toponymie et les sobriquets des villages coteaux et de la plaine du 65.
• Dans le village d’Antin, proche de SSR, on trouve deux toponymes en rapport avec cette population : lo “quartièr de la Cristiania” (terrier) et lo “camin de la Cristania” (cadastre nap. D au sud du quartièr “La Glèisa”).
• A Galan, Oléac-Dessus, Castéra-Lou, on a aussi des quartiers appelés “Cristianie”.
• A Tarbes, à Sombrun, il y a des lieux-dits “Cagots".
• A Trie, la tradition veut que des cagots habitaient dans des “tutas” (habitations troglodytes) dans les bois de Lapenne. Il est dit aussi qu’une porte sud de l’église Notre Dame des Neiges serait la porte des cagots (historiquement faux).
• Orleix : « Cagoteria d’Orleish », cagoterie d’Orleix.
• Guizerix : « Cagots ».
• Hachan : « Cagotalha de Hachan ».
• Lanne : « eths Cagòts de Lana ».
• Larroque : « Capotalha de L’Arròca ».
• Lutilhous : « eths deth aucat » ceux de la patte d’oie. Allusion à la marque portée sur leur vêtement par les cagots.
• Le sobriquet collectif de villages « eths/los ahumats », si fréquent en Bigorre, peut aussi se rapporter à une désignation fantasmée de population cagote…
La toponymie des coteaux, les sobriquets attachés aux villages gardent donc le souvenir de cette population victime d’une ségrégation très dure de la part du reste de la population : distanciation physique, signe d’indignité sur les habits (patte de canard ou d’oie), interdiction d’exercer la plupart des métiers sauf ceux utilisant le bois, légende quant à leur physique, interdiction des mariages avec le reste de la population.
Si cette ségrégation a rapidement disparu dans les coteaux de Bigorre (XVIII) où le processus de fusion est achevé en 1841 (enquête Francisque-Michel), elle a perduré beaucoup plus longtemps en montagne de Bigorre, Béarn, Navarre.
Etymologie de ces désignations.
“Crestian”. crestian = cagot
C’est la plus ancienne. Elle apparait avec certitude vers 1250 pour désigner les lépreux (Gascogne, Navarre), les “pauperes Christi” protégés par l’Eglise, mais déjà ostracisés par le peuple. Un siècle plus tard, on passe de la désignation du crestian-lépreux au crestian-valide avec une lèpre alibi. Ce terme de “christianus /crestian”, dans un monde exclusivement chrétien, désignait aussi le néo-converti (arien, juif, musulman d’Espagne…), donc le “douteux”, victime lui aussi d’ostracisme.
Ce terme sera encore dévalorisé par de fausses étymologies : “crestian” = “crestat" (châtré)” = circoncis = juif… “crestian” = crétin…. Il va disparaitre au cours du XVIème siècle.
Ce terme va survivre dans la toponymie, en particulier en Bigorre et Gers.
“Cagot”, “agot/agote”.
C’est le terme qui va se substituer à “crestian” autour du XVIème siècle. Il est péjoratif comme le montre l’étymologie populaire “can de gòt” = chien de goth (les wisigoths étaient ariens, donc hérétiques) …
Pour Joan Coromines, le mot viendrait du basque “kakote” = petit crochet en rapport avec les doigts de lépreux. Ça aurait donné aussi le terme “agote” (avec chute du K initial) en Navarre, “agot” aussi dans les Landes (« …gesites et agotz de Senct Laurens de Gosse… » 1597 in Histoire de la lèpre en France. M. Fay p.564).
Pour d’autres, le mot serait purement gascon et tirerait son origine de “caga”= excrément avec diminutive -òt.
Gahet (gafet/gafa). gahet, gahèth = cagot
Ce terme usité dans l’ouest de la Gascogne (“Lo communal des Gahetz” de Bordeaux) est similaire au castellan “gafo” qui désignait autrefois les lépreux. A l’origine, on a la racine “gafar/agafar” = attraper, crocheter présente en Catalan, Occitan languedocien, gascon, castellan. Pour J. Coromines, cette racine “*gaf” est à rapprocher de la racine indo-européenne *ghadh = réunir, assembler que l’on retrouve dans l’anglais “to-gether” = ensemble, dans l’allemand “gate”= époux….
C’est l’image de la main-crochet du lépreux qui est encore mise en avant.
Gésit(ain).
Ce terme désignant les cagots existe du XVème au XVIIIème siècle en Gascogne avec comme centre Dax. On a donc selon les textes, les lieux, les époques : gézitains, gesitaa, jesitaa, gésite, jésuitains, classe de Giezy, race de Giezy….
C’est un terme tiré directement de l’Ancien Testament - Second Livre des Rois - III Quelques miracles d’Elisée – La guérison de Naamân. L’abbé Venuti (Dissertations sur les anciens monuments de la ville de Bordeaux 1754) explique : “…après les croisades, la lèpre devint Populaire chez nous. C’est cette maladie qui fit sans doute appeler les Gahets du nom de “Gésites” ou “Gésitains”, sobriquet tire de l’Histoire Sainte, où le prophète Elisée prédit que la lèpre de Naaman s’attacherait à Giesi et à sa postérité pour toujours.” Pour lui, si cette histoire était très connue à l’époque c’est qu’elle entrait dans les formules scellant les contrats des particuliers : “…cum Juda et lepra Giezi et tremore Cain”.
Remarque : Le terme “jésuitains” est une déformation fautive puisque le mot “jésuite” a pour étymologie “jésuita” = disciple de Jésus.
Osmin Ricau (Histoire des Cagots 1969) rappelle la chanson béarnaise apprise avant même le catéchisme par les enfants :
“Per te punir, ditz lo Senhor
La lèpra de Nahaman que’t deishi
Aus tons mainatges passerà
Lo mau hontós qui’t vau deishar !”
Géhazi /Giesi est le serviteur du prophète Elysée. Joan Roqueta, dans sa traduction occitane de la Bible (Letras d’oc 2013) conserve le nom en araméen : Ghekhazi.
Capot. capòt = cagot
Apparu au XVIème siècle en Gascogne centrale en remplacement de “crestian”. Les consuls de Bagnères de Bigorre, en 1664, contestent aux “capots” le droit d’être ensevelis hors de leur quartier de Sent Blasi… “…il y a une chapelle au dit Bagnères où les habitans d’icelle qui s’appellent Capots ont coutume…”.
L’assonance entre “cagot” et “capot” est évidente. On a aussi les étymologies dévalorisantes populaires rapprochant “capot” de “capon” = châtré = circoncis = juif… et aussi un rappel de la cape à la patte d’oie…
Charpentier / fustier / hustèr.
(lo,eth) Hustèr
Prononcer "(lou) Hustè".
C’est l’appellation la moins stigmatisante qui va devenir fréquente à partir du XVIIème siècle, époque du début de l’émancipation. La ségrégation avait laissé aux cagots, entre autres, le travail d’une matière : le bois. Raison positive : le bois était soi-disant réfractaire à la contagion, à l’infection. On pouvait donc recevoir directement d’un cagot un objet en bois sans craindre d’être « infecté » ! Raison négative : le cagot représentait la mort en faisant les cercueils et les gibets (le Christ est mort sur une croix de bois…).
Mais ce savoir-faire dans les métiers du bois a permis aux cagots une quasi exclusivité dans le secteur, source d’une future émancipation. C’est leur corporation qui traita avec Gaston Fébus pour la construction du château de Montaner.
Canar.
C’est le nom des cagots dans le Lavedan (Argelès-Gazost, Saint Savin, Lourdes). A Argelès-Gazost, un quartier haut de la ville s’appelle toujours « quartier de Canerie » avec une « rue de Canarie ». En gascon : « quartièr dera Canaria » et « carrèra dera Canaria ». C’était la cagoterie : « En Terra-nera e Canaria / Era grana cagoteria " (Dictionnaire de Jean Bourdette). On pense que l’obligation faite aux cagots de porter comme signe d’infamie une patte de palmipède cousue (pè d’auca/ pè de canar) est à l’origine du nom.
Livres de référence :
Francisque-Michel. Histoire des races maudites de la France et de l’Espagne. 1847..
*Benoît Cursente. Les cagots. Histoire d’une ségrégation. Cairn 2019.