L’ensemble linguistique poitevin et saintongeais
Cet ensemble linguistique, dans sa partie sud, est imbriqué géographiquement avec l’espace linguistique occitan gascon. L’ensemble linguistique poitevin et saintongeais, dans ses variantes saintongeaises, pousse en effet une pointe en Gironde dans le nord et le centre du Blayais, ainsi qu’en nord Libournais. On le retrouve également présent à la pointe nord du Médoc, sur la commune du Verdon, et dans une enclave centrée sur Monségur et débordant sur le Lot-et-Garonne.
On assiste depuis quelques temps à une contestation de plus en plus forte de l’orthographe normalisée du poitevin-saintongeais, en particulier en Saintonge. Si cette contestation peut se comprendre (et je la partage moi-même bien qu’ayant publié plusieurs ouvrages l’utilisant), elle a débouché sur une autre contestation qui elle est loin d’être justifiée : la contestation de l’existence de l’ensemble linguistique poitevin et saintongeais.
En effet, au sein de l’ensemble des parlers d’oïl (d’aucuns diraient langues ou dialectes) le saintongeais, comme le poitevin, n’ont pas chacun une existence isolée mais font partie d’un ensemble linguistique associant saintongeais et poitevin et couvrant ce qu’on appelle le domaine linguistique d’entre Loire et Gironde. Le domaine linguistique d’entre Loire et Gironde, de la Saintonge au Poitou , tout en appartenant au domaine d’oïl, se distingue par son fort substrat occitan et fait la transition entre l’occitan et les autres parlers d’oïl bien plus proches du français (angevin, tourangeau, berrichon).
Les raisons de cette unité :
En 1973, Jacques Duguet, dialectologue bien connu pour ses travaux sur les parlers des Charentes, déclarait : « aujourd’hui la limite entre français et occitan est reportée au sud de la Saintonge. Ce recul des éléments occitans a eu pour conséquence la création, en Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois, d’une entité linguistique qui, au premier examen, paraît appartenir au domaine français, mais qui s’en distingue si nettement qu’on pourrait la définir comme un franco-occitan . » En 1978 Jacques Duguet réaffirmait : « Le résultat le plus inattendu peut-être du recul de l’occitan a été une unification des parlers populaires. Cette unité est toute relative, certes, mais elle est sensible à l’usager éclairé . » En 1986 il précisait : « Cette unité, toute relative il est vrai, est sensible par comparaison avec les parlers occitans voisins et, dans une moindre mesure, avec les parlers angevins et tourangeaux. »
Une unité démontrée depuis plus de cent soixante-dix ans :
C’est encore Jacques Duguet qui nous retrace l’historique des travaux ayant montré l’unité linguistique (relative certes) de cet ensemble : « Il y a longtemps que les spécialistes ont mis en évidence l’affinité des dialectes d’entre Loire et Gironde. Vers 1870, Boucherie considère les parlers de l’Aunis et de l’Angoumois comme des “sous-dialectes du Poitou”. En 1882, Görlich réunit Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois dans une étude des “dialectes du sud-ouest de la langue d’OiI”. Dauzat et ses disciples conçoivent un “Atlas linguistique et ethnographique de l’Ouest” qui couvre les départements de la Vendée, des Deux-Sèvres, de la Vienne, de la Charente-Maritime et de la Charente. » Notons au passage que cet Atlas, terminé dans les années 1960 et publié de 1971 à 1983, couvre en outre le Pays de Retz (sud Loire-Atlantique) et le nord Gironde.
Nous pourrions ajouter De Tourtoulon et Bringuier qui, en 1876, étudiant les parlers saintongeais du nord Gironde (Pays Gabaye), zone au sujet de laquelle ils déclarent « le véritable idiome local est du saintongeois », suivent Boucherie (qu’ils citent), appelant le saintongeais « sous dialecte saintongeois » et le considèrent comme faisant partie du « dialecte poitevin ».
Le célèbre folkloriste Jérôme Bujeaud, déclarait dès 1895 : « dans ce vaste et plantureux pays qui se nommait jadis l’Angoumois, l’Aunis, la Saintonge et le Bas-Poitou, vous signalerez peu de différences génériques de langage, mais seulement des diversités de prononciation qui ne seront jamais assez tranchées pour empêcher un paysan de l’une de ces provinces de comprendre les paysans des autres provinces, ses voisines. »
L’un des premiers à remarquer et expliciter cette affinité des parlers saintongeais et poitevins réunis au sein de l’ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde fut un saintongeais. Il s’agit de Pierre Jônain, originaire du sud de la Charente-Maritime, qui, dès 1850 notait dans l’Union Républicaine de Saintes l’observation suivante qu’il repris ensuite en1869 dans l’introduction de son « Dictionnaire saintongeais » : « Le dialecte saintongeais offre un intérêt tout particulier, à cause de sa position intermédiaire entre les idiomes du midi et ceux du nord, entre la langue d’Oc et la langue d’Oil, entre le Roman et le Français. En effet, passez la Gironde ou la Dordogne, entrez en Périgord ou en Limousin, vous êtes, au moins pour le langage, en pays étranger [...] vous entendez les chants du midi : au contraire, traversez le Poitou et le Berry, l’idiome est à peu près le même que celui de la Saintonge ; arrivez à la Loire, vous voilà en pleine langue française. »
Mais le tout premier, à ma connaissance, à s’exprimer dans ce sens fut Coquebert de Montbret en 1831 : « Bien que les habitants de la Haute-Bretagne (auxquels les bretons bretonnants donnent le nom de Gallots) ne parlent pas un français bien pur, on ne peut mettre le leur au rang des patois proprement dits, puisque les expressions qui le caractérisent se retrouvent dans les auteurs du XVe et du XVIe siècle tels que Rabelais [...]. Mais à quelques distance au-delà de la Loire commence le patois poitevin usité dans les départements de la Vendée, des Deux-Sèvres, et de la Vienne, et auquel succède, comme simple variété, le patois saintongeois en usage dans la partie orientale [sic : il voulait évidemment écrire : occidentale] des deux départements de la Charente [...]. A l’est du pays occupé par le patois poitevin se trouve le Berri qui n’a pas de patois particulier. » Selon lui, au sein de ce qu’on appelle maintenant ensemble des parlers (langues) d’oïl, le Berry parle français, le Pays Gallo (Bretagne romane) parle un parler très proche du français et assimilable à ce dernier, alors que Vendée, Deux-Sèvres et Vienne parlent un véritable « patois » distinct du français : le poitevin, dont le saintongeais usité dans l’ouest des Charentes (Charente-Maritime et ouest Charente) n’est qu’une « simple variété ».
Conclusion partielle :
D’aucuns contestent l’existence d’un ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde, et déclarent que cet ensemble est une vue de l’esprit imaginée de toutes pièces par les « poitevins » il y a une trentaine d’années à la création de la région administrative Poitou-Charentes. Mais ces objections volent en éclats à la lecture des lignes qui précèdent... Puissent ces lignes éclairer le débat, en montrant à la fois l’antiquité (plus cent soixante-dix ans) de la notion d’ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde et l’implication dès le départ des saintongeais (Pierre Jônain [natif de Gémozac], Anatole Boucherie [natif de Challignac près de Barbezieux]...) au même titre que les poitevins dans l’émergence de cette notion.
Une unité constamment réaffirmée depuis :
A.-D. Poirier, professeur de philologie romane à l’université catholique d’Angers, en 1941 disait : « Dans le Haut Poitou, comme dans la Vendée, comme dans l’Aunis, la Saintonge et l’Angoumois, les mêmes termes, issus du dialecte, se retrouvent [...], avec la même physionomie, je pourrais dire, le même costume, en tout cas avec un air de proche parenté qu’un oeil exercé saisit au passage. »
En 1960, dans sa thèse sur l’évolution phonétique des parlers du Poitou, où il évoque « la zone poitevino-saintongeaise », Jacques Pignon déclare : « Il est évident que l’évolution phonétique des parlers poitevins et celle des parlers saintongeais est à peu près parallèle. Ils constituent, à l’ouest du domaine gallo-roman, une aire originale où se rencontrent, d’une part, traits d’oc et traits d’oïl, de l’autre quelques développements particuliers, inconnus dans les provinces limitrophes situées au Nord et au Sud. » N’oublions pas que le célèbre linguiste charentais Raymond Doussinet déclarait en 1971 : « La plupart des conclusions de Pignon sont valables pour la Saintonge. »
Gabriel Delaunay, membre d’honneur de la S.E.F.C.O, dans la préface du premier fascicule du glossaire de cette association, déclare en 1978 : « Tous les hommes nés sur ces vieilles terres de l’Ouest tournées vers l’Atlantique, qui aiment leurs horizons et leur ciel obsédant, ont connu depuis plusieurs décennies une angoisse née de leur amour. Le langage qui a bercé leur enfance n’était pas le Français, mais ce que l’on appelle pour la commodité “ le patois”. Le patois avec ses légères variantes selon que l’on est fils de Poitou ou fils de Saintonge, enfant de Vendée ou d’Angoumois... »
Jacques Boisgontier, linguiste, chercheur au CNRS de Toulouse, parlant des parlers de Gironde saintongeaise disait en 1990 : « Ces parlers gavaches ne sont rien d’autre que le saintongeais-poitevin, plus ou moins corrompu par les influences gasconnes (surtout pour la gavacherie de Monségur) »
Michel Gautier auteur vendéen d’expression poitevine déclarait en 1993 dans sa grammaire du poitevin-saintongeais : « Qu’il s’agisse de sons ou de flexions (systèmes pronominaux, par exemple, ou conjugaisons), les parlers d’entre Loire et Gironde présentent ensemble assez de traits communs pour constituer une langue identifiable parmi d’autres. Comme l’histoire ne nous a pas laissé de terme unique pour désigner cette langue et son domaine, nous avons utilisé l’appellation de poitevin-saintongeais... Nous disons donc que le poitevin-saintongeais est la langue - le parlanjhe - de la région Poitou-Charentes-Vendée ».
On retrouve l’appellation « poitevin-saintongeais » utilisée bien avant, par exemple sous la plume du saintongeais Freddy Bossy en 1982, du charentais de Charente limousine Marcel Coq en 1977, ou du linguiste Pierre Bonnaud en 1972 (université de Clermont-Ferrand).
Liliane Jagueneau, professeur de poitevin-saintongeais et d’occitan à l’université de Poitiers, écrivait en 1994 « Tout d’abord le poitevin-saintongeais correspond aux cinq départements de Poitou-Charentes-Vendée, auxquels s’ajoute une partie du nord de la Gironde, le pays gabaye. [...] les points du domaine poitevin-saintongeais sont suffisamment proches dans l’analyse (distance linguistique faible) pour être considérés comme formant un ensemble cohérant. Il n’apparaît pas en effet de partition entre la Vendée et le Poitou-Charentes, ni entre l’ensemble de la façade maritime et l’intérieur, ni entre le nord et le sud [...]. [...] il existe des différences entre le nord et le sud, mais elles sont moins nombreuses que les ressemblances » .
Brigitte Horiot (linguiste spécialiste des parlers d’entre Loire et Gironde, CNRS et Université de Lyon III) écrivait en 1995 : « La description linguistique du domaine de l’ALO met en évidence l’existence entre Loire et Gironde d’un domaine linguistique important, forgé par sa situation géographique et par son histoire, et dont la particularité est d’être une marche entre le Nord et le Midi, entre les pays bretons et la région du Centre. »
Conclusion partielle :
L’ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde, comme on l’a vu, était parfois au 19ème siècle tout bonnement dénommé « poitevin ». Cette terminologie qui pourrait paraître péjorative à l’égard du saintongeais, fut ensuite abandonnée au profit du terme « poitevin-saintongeais », où l’accolement des deux termes était une prise en compte des deux entités.
Pourtant on observe de plus en plus un rejet du terme « poitevin-saintongeais », au nom du respect de l’identité saintongeaise. Que des expériences plus ou moins normalisatrices et/ou unificatrices aient pu voir le jour et être assimilées au terme « poitevin-saintongeais », en particulier autour de la graphie normalisée du même nom, refusée par un grand nombre, tant en Saintonge qu’en Poitou, explique les réactions de rejet à son encontre. Mais ce rejet de la normalisation et du terme malencontreusement associé de « poitevin-saintongeais », compréhensible, voir justifié (tout est là question d’opinion), ne saurait aller jusqu’à un rejet de la notion d’ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde, réunissant poitevin et saintongeais, qui, elle, est scientifiquement démontrée.
Une unité relative :
Nous avons déjà cité Jacques Duguet qui en 1986 parlait de : « Cette unité, toute relative il est vrai ». Les citations d’auteurs décrivant la diversité interne des parlers d’entre Loire et Gironde sont abondantes (elle apparaît déjà en filigrane dans nombre des citations précédentes), mais nous nous limiterons ici volontairement à deux présentant l’originalité de parler largement à la fois de la diversité et de l’unité.
Le dernier volume du glossaire de la SEFCO, sous la direction de Michel Renaud, en collaboration avec Ulysse Dubois et James Angibaud, nous éclaire à ce sujet : « Les recherches entreprises par la SEFCO et par l’UPCP depuis quarante ans ont mis en évidence l’unité linguistique qui permet de parler de “poitevin-saintongeais” ; cependant les collectes ont aussi révélé des différences assez caractéristiques selon les localisations géographiques. »
L’un des premiers à ma connaissance à s’exprimer sur ce double caractère fut Henri Gélin en 1897. Sous le titre « Les patois en Poitou » il établit une bibliographie dans laquelle se côtoient aussi bien le « Glossaire du langage poitevin en Vendée » de Léon Audé (1858), le « Glossaire du patois rochelais » (1861), le « Dictionnaire étymologique du patois poitevin » de Gabriel Lévrier (1867), le « Dictionnaire du patois saintongeais » de Pierre Jônain (1869), le « Glossaire du patois poitevin » de l’abbé Lalanne, le « Glossaire de l’Aunis » de L.E. Meyer, le « Glossaire saintongeais » de M.A. Eveillé (1887)... associant ainsi parlers du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge. Mais les réflexions qu’il fait aussitôt après nuancent aussitôt cette association, sans pourtant la réfuter : « Nous nous permettrons d’adresser à tous ces ouvrages une critique commune : c’est d’avoir considéré le patois de la Saintonge ou celui du Poitou comme un dialecte unique, alors qu’il n’existe pas plus un seul patois poitevin qu’un seul costume poitevin. Nous avons établi par ailleurs que dans chaque circonscription ethnique où l’on porte le même costume, on parle aussi un patois identique, avec la même syntaxe, les mêmes désinences, les mêmes accents locaux. Ces circonscriptions comprennent seulement deux ou trois cantons voisins, où les moeurs et la conformation physique sont sensiblement pareilles. [...] A la vérité, tous ces patois ont en commun un nombre de vocables suffisants, et les habitudes syntaxiques sont assez peu différentes entre elles, pour que les habitants de l’Ouest de la France, entre Loire et Garonne, puissent partout converser ensemble et s’entendre réciproquement ; mais de là à conclure à une analogie absolue entre tous les patois parlés en Poitou, en Saintonge, en Angoumois, il y a une distance qui ne devrait pas être franchie. La diversité de ces parlers locaux s’accuse surtout dans la prononciation, et les habitants de la Saintonge, de la Gâtine, du Marais, de la Plaine, se distingueront entre eux dès la première phrase.[...] Le paysan surtout ne s’y trompe jamais, et il lui arrive presque toujours[...] de s’écrier : “C’est bien du patois, mais pas celui de chez nous.” On pourrait cependant - et il m’est arrivé de me livrer à ces recherches - déduire de l’étude de nos patois quelques remarques générales. » Il déclare également un peu plus loin dans son texte que « le patois du Poitou » et « celui de la Saintonge », « ne diffèrent d’ailleurs pas plus entre eux que les parlers de Fontenay, de La Crèche et Moncoutant » (toutes localités poitevines, ce qui signifie que selon lui il n’y a pas plus de différences entre saintongeais et poitevin qu’au sein du poitevin lui-même).
Une appartenance, pas une assimilation : Reconnaître l’appartenance commune du saintongeais et du poitevin à l’ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde ne signifie en aucun cas assimiler le saintongeais au poitevin, et est indépendant de la normalisation et/ou unification assimilée au terme « poitevin-saintongeais ». C’est simplement reconnaître un lien de parenté. Saintongeais et poitevin sont frères, alors que angevin, tourangeau et berrichon ne leurs sont que cousins (cousins germains car d’oïl eux aussi, mais pas frères car plus éloignés linguistiquement), et que gascon, languedocien et limousin ne leurs sont que cousins de second degrés (cousins remués de jharmains).
Cette reconnaissance peut se faire parallèlement à la prise en compte de la double réalité évoquée précédemment, unité-variété, qui pourrait se concrétiser en la reconnaissance d’une spécificité saintongeaise identifiable (et d’une spécificité poitevine) au sein d’un ensemble linguistique d’entre Loire et Gironde reconnu (peut importe le nom qu’on lui donne). Un exemple allant dans un sens voisin peut être pris du côté de la région Aquitaine où les actions concernant la langue occitane sont déclinées en trois versions : gascon, languedocien, limousin, et celles relatives au basque en deux versions : basque de référence et souletain...
Eric NOWAK (auteur de Légendes et comptines d’animaux en nord Gironde et dans les deux Charentes, 1996 ; Légendes fantastiques charentaises et gabayes, 1999 ; Prénoms en Poitou-Charentes-Vendée du XIIème auXXIème siècle, 2003 ; Le Parlanjhe de Poitou-Charentes-Vendée en 20 leçons, 2004 ; Tsiganes saintongeais (Charentes et nord Gironde), 2005.)