Le celte "equa randa" et ses dérivés en Gironde

- Vincent P.

Le toponyme "equa randa", toponyme mixte latino-celte "juste limite" (source : Xavier Delamarre), semble avoir été utilisé tardivement sous l’Empire Romain aux fins de délimiter les territoires.

Il est l’un des toponymes les plus fréquents de France, sous des formes très diverses : Aigurande (Indre), La Délivrande (Calvados), Eygurande (Corrèze), ...

Comme souvent, historiens et linguistes s’ignorent de telle sorte que cette donnée leur échappe. Pourtant, elle est primordiale pour affiner la délimitation des anciennes cités gallo-romaines qui deviendront par la suite les évêchés, avec bien évidemment des ajustements marginaux.

Le département moderne de la Gironde est très intéressant par l’abondance des dérivés sur "equa randa". Je crois être le premier à avoir entrepris une recherche systématique de ces toponymes dans le département, qui dessinent les anciennes divisions entre Buch, Bordelais et Bazadais qu’il importe d’avoir en tête.

La difficulté tenait de ce que le toponyme "equa randa" a pris des formes totalement aberrantes, pour la plupart difficilement explicables par les caractéristiques des parlers romans locaux, ce qui signifie que le toponyme avait été déformé dans les bouches de l’administration latine, subrepticement celtophone.

I - Quelques types tirés de "equo randa"

1. Type "Guirande"

C’est le type le plus attendu en phonétique romane méridionale, avec mécoupure : Eyguirande* > La Guirande.

On le trouve en Pays Gabay, pays de langue saintongeaise mais anciennement d’oc : La Guirande à Mirambeau en Saintonge, Guirande à Marcillac en Vitrezais, La Guirande à Lagorce dans la Double.

A chaque fois, ces toponymes sont à quelques encablures d’une ancienne frontière : les deux premiers matérialisent l’ancienne frontière entre Bituriges et Santons, puis entre Bordelais et Saintonge, autour de Pleine Selve (l’ancienne Plana Sylva, autrement dit la forêt à perte de vue). La Guirande à Lagorce est encore aujourd’hui à la frontière entre Charente-Maritime et Gironde.

On trouve en Périgord le village d’Eygurande qui a conservé la forme pleine.

2. Type "Gironde"

C’est évidemment le plus intéressant : il est tout à fait curieux que les toponymistes aient eu tant de mal à identifier ce vocable !

Il est une variante du type précédent avec l’alternance à l’initiale gui/gi, hésitation que l’on retrouve par exemple dans le prénom médiéval Girons, qui est aussi Guirons. C’est là un trait de phonétisme roman qu’il conviendrait d’étudier plus amplement.

En tout état de cause, il est évident que Girande au Temple matérialise l’ancienne frontière entre le Bordelais proprement dit et la cité des Boiates autour du Bassin d’Arcachon, qui deviendra le pays de Buch.

Par mutation vocalique étrange, mais constante partout en France, Girande est devenu ... Gironde. Voici donc l’étymologie du nom de l’estuaire : c’est une déformation poussée, assez hétérodoxe mais indéniable du celte equa randa, qui matérialise tout simplement une frontière, ce que l’estuaire est, entre Bordelais et Saintonge.

L’existence du village de Gironde, sur la Garonne, entre Saint-Macaire et La Réole confirme cette analyse : en effet, le village de Gironde se situe à la frontière entre Bordelais et Bazadais, autrement dit entre Bituriges et Vasates de l’époque romaine (il faut bien se figurer que le Bazadais s’étendait entre la Garonne et la Dordogne, j’ai tenté dans ma carte de le montrer en légende, en bas à gauche).

3. Type "Hirande"

C’est une forme que l’on retrouve en France, très déformée. Elle a souvent été mal comprise et suffixée en ... Hirondelle. On peut supposer un fait d’articulation phonétique celte pour une telle mutation, improbable en français.

On trouve des lieux-dits "L’Hirondelle", comme par hasard, en des lieux de frontière là encore : en Blayais, sur la Dordogne en Périgord et en Agenais, à la frontière avec l’ancien Bazadais.

II - Premières conclusions

La carte que dessinent ces toponymes tirés de "equa randa" est cohérente avec ce que l’on sait de l’ancienne administration diocésaine, héritière probable des cités romaines.

La frontière entre Buch et Bordelais est assez nette via les toponymes Girande et Girondes, auxquels il faut ajouter le très connu Croix d’Hins (du gascon hins "limite", du latin finis).

Il en va de même en Entre-deux-Mers entre Bordelais et Bazadais : au Sud, le village de Gironde sur la Garonne, au Nord, la rivière de l’Engranne, qui était justement la frontière ancienne entre les deux entités.

Le Bazadais est lui-même délimité par une série de toponymes sur la rive périgourdine de la Dordogne (c’est la frontière avec les Pétrocores, qui donneront l’ancien évêché de Périgueux, ultérieurement scindé en deux avec l’émergence de l’évêché de Sarlat).

Enfin, en Nord Gironde contemporain, la batterie de toponymes de frontières est assez serrée et délimite une frontière entre Bordelais, Saintonge et Périgord, dans ce qui était et est encore par endroits, une grande forêt qui ne sera défrichée que tardivement (d’où l’abondance d’hagiotoponymes qui marquent le caractère médiéval), et ce qui explique d’ailleurs probablement l’afflux de populations saintongeaises dans ce no man’s land de frontière (d’où l’émergence du Pays Gabay).

En tout état de cause, cette étude, très rapide, n’est qu’une première ébauche d’une recherche plus minutieuse à mener. On peut s’étonner par exemple de l’absence de toponymes de ce type pour marquer la frontière entre Bazadais et Bordelais, dans la lande et la vallée du Ciron.

Cette étude se doit d’être poussée à l’ensemble des départements du Sud-Ouest (elle l’a déjà été ailleurs en France, en pointe sur les études celtiques) : l’abondance des toponymes Guirande, Gironde, Hironde, ... est un indice sur l’importance de ces lieux-dits à une époque ancienne.

Grans de sau

  • Excellent !

    Pour Gironde/Drot : ce n’est pas tout à fait la limite Bordelais/Bazadais ; peut-être que cela représente plutôt une frontière physique, celle du Drot ?

    Et l’Hirondelle, à St Girons, représente quelle frontière ?

  •  Effectivement, Gironde n’est pas tout à fait sur la frontière mais on peut imaginer que le peuplement n’était pas aussi dense, comme le prouve le toponyme gaulois Casseneuil "clairière de chênes", sur le celte -ialos, employé pour des lieux souvent peu peuplées, de frontière.

     Le toponyme L’Hirondelle de Saint-Girons en Blayais peut poser problème mais il semble bien néanmoins que la forêt entre Bordelais et Saintonge était un vaste espace peu peuplé et des cartes anciennes montrent que des paroisses comme Marcillac étaient en Saintonge, non en Bordelais.

    Une carte du XVIIème siècle que je retrouverai montre aussi le Vitrezay en Saintonge, non en Bordelais, ce qui pose problème avec les toponymes equa randa autour de Pleine Selve.

     Le toponyme Gironde de Puisseguin tend à montrer que les environs de Castillon étaient bien originellement en Périgord, à tout le moins dans la cité des Pétrocores. De même L’Hirondelle à Auriac tend à prouver que le site de Duras était en Bazadais.

  • Au randa celtique on peut rattacher directement le rann breton qui signifie plutôt "partie, section, division" et qui a donné le toponyme romanisé Guérande , de gwenn, blanc et rann, partie.

  • Tederic, en allemand Rand signifie "bord", "limite", "orée (d’un bois)", "marge (d’une feuille)" et s’apparente donc très nettement au celtique randa / rann dont il est peut être un emprunt. Ce terme se retrouve en vieil-anglais et en anglais dialectal avec le sens de "bord", "berge". A moins que le Rand germanique et le randa celtique ne proviennent tous deux d’une hypothétique racine indo-européenne rand ayant le sens de limite, de bord, de séparation.
    Cette racine se retrouve dans les mots randa, bordure d’un champ (Aveyron), bordure, lisière (franco-provençal/arpitan), randau / randal, haie (de la Dordogne au Tarn-et-Garonne), randissa, haie (du Lot à l’Hérault), randura, haie (du Tarn à l’Aude).

  • A la faveur des échanges concernant le hameau-village de Capitourlan ,je viens de relire les échanges ci-dessus faisant suite à la passionnante étude de Vincent,étude certainement à poursuivre et étendre.Tout cela amène de ma part à deux ou trois questions :
    1)concernant la couverture géographique des noms supposés venir d’ « equa randa » :ces noms viennent -ils d’un usage populaire , auquel cas ils devraient se limiter en Aquitaine à l’extrême sud des régions de peuplement celtiques (Bituriges en Bordelais,Nitiobroges en Agenais) et ne devraient pas se retrouver plus au sud ? Ou sont-ils un héritage des chancelleries carolingiennes puis épiscopales,indépendamment des usages locaux ,auquel cas on ne pourrait exclure de les trouver en zone aquitano-vasconne plus au sud (éventuellement encore plus transformés) ?
    2)alors que la racine celtique « randa » s’est partout maintenue intouchée dans les exemples donnés par Vincent,les dérivations du latin « equa » semblent bizarrement plus erratiques :avec Hi/gi/gui on est loin d’equa.Peut-on exclure la dérivation à partir d’un autre adjectif latin ou celtique ,signifiant à peu près la même chose(justesse,voire stabilité) ? Y a-t-il dans d’autres régions des dérivations pouvant suggérer cela ?
    3)Sinon,comment expliquer le glissement d’ « equa » à des variantes en hi/gi/gui ?

  • Vincent me corrigera, mais voici une hypothèse qui vaut ce qu’elle vaut puisque ma compétence est quand même limitée en matière de langues antiques :
    1) Equa randa > [eɣə’ɾandə] > [iɣə’ɾandə] > [i’ɣɾandə] (réduction du [ə]) > [i’ɾandə] (euphonie) > Hironde (attraction d’ironda "hirondelle")
    2) D’autre part : [eɣə’ɾandə] > [ɛjɣə’ɾandə] (attraction d’aiga) > [ɛjɣy’ɾandə] (proximité de [ə] avec [ø] puis [y]) / [ɛj’ɣɾandə] (réduction du [ə] qui mène lui aussi à [i’ɣɾandə].
    3) [ɛjɣy’ɾandə] compris "article + Gurande" > [gy’ɾandə]
    4) Sans doute : [ɛjɣe’ɾandə] > "article + Guérande" (mais curieusement, l’article wikipedia de Guérande, très bien documenté, montre que ce toponyme en Loire-Atlantique n’a rien à voir).
    Et [ɛjɣi’ɾandə] > "article + Guirande". Passerait-on à Hirande par affaiblissement du g- ? Peut(-être pas tel quel mais peut-être qu’en employant le toponyme avec un article, ce qui donne [laɣi’ɾandə], avec l’amuïssement du -ɣ- intervocalique typiquement gasco-guyenno-languedocien(*), on passe aisément à [lai’ɾandə] > "article + Hirande"
    5) Pour Gironde, à discuter.

    A corriger/compléter, et après je propose qu’on trace une espèce d’arbre de descendance qui montre comment on a pu parvenir aux différents toponymes à partir d’equa randa.

    (*) P.ex. soguèt [su’ɛt] du côté du Tarn.

  • Notez qu’il existe une autre série en Bordelais, que j’ai découverte plus tard, via Gaby : Bidane/Blidane.

    http://gasconha.com/spip.php?page=recherche&recherche=bidane

  • Cependant, Bidane/Blidane (et aussi Bridane, qui existait comme nom commun en Médoc pour "borne" dans l’ALG) correspond, me semble-t-il, à des limites entre communes ou entre propriétés. (Sauf peut-être celui vers Duras)

  • Il me semble justement que la série Bidane est parfois frontalière :

     Les Bidanes à Saint-Savin (33) : à la frontière entre Bordelais et Saintonge, en Pays Gabay de nos jours (j’ai émis aussi l’hypothèse que ce soit une frontière interne entre Blayais et Vitrezais).

    (Saint-Savin)
    Les Bidanes

     Blidane à Savignac-de-Duras (47) : clairement sur la frontière entre Bazadais ancien et Agenais.

    Les autres occurrences me semblent moins nettes, je le concède, et sont vraisemblablement des bornes délimitant autre chose.

  • Grâce à territoires-fr.fr je crois en avoir trouvés d’autres ; voici donc ce que ce site répertorie :

    1° Cernès et Bazadais autour de Langon
    A BIDANE (Canéjan)
    GRANDE BIDANNE (Langon)
    LA BIDANOTTE (Landiras)
    PETITE BIDANNE (Langon)
    PEYREBIDANE (Illats)
    PEYREBIDANE (Léogeats)
    PEYREBIDANE (Pujols/Ciron)
    LA BISANE (St Pierre de Mons)
    PEYREBIZANNE (Bieujac)
    LA GRANDE VIDANE (St Selve)

    2° Entre-deux-Mers
    LA BIDANE (St Genès de Lombaud)
    A BISANE (Courpiac)
    LA VIDANE (Croignon)

    3° Pays gabay
    ALLEE DE LA BIDANE (Anglade)
    BIDANE (Cézac)
    LA BIDANE (Laruscade)
    LES BIDANNES (St Savin)
    LEVEE DE LA BIDANE (Anglade)

    4° Duraquois
    BLIDANNE (Savignac de Duras)
    PLAINE DE BLIDANNE (Savignac de Duras)

    5° Médoc
    CHATEAU LA BRIDANE (St Julien Beychevelle(

    5° Autres
    BIDANEL (Laugnac, 47) (douteux)
    LA VIDANE (St Maurice des Lions, 16) (douteux)

  • Mais quelle est l’étymologie de bidane,un mot que je ne trouve ni dans Palay ni dans Foix ? Quelle est sa signification précise ?Est-ce bien un mot gascon ?

  • Un mot gascon, ça c’est certain. les attestations anciennes se trouvent en Bordelais (voir FEW et extraits de textes médiévaux).

    L’étymologie, c’est plus mystérieux. J’avais d’abord pensé à un dérivé de ficta puisque pèira fitana est attesté, mais on ne trouve pas *bitana, uniquement des formes en -d-/-z-. D’aute part, n’oublions pas que les diverses variantes, outre bidana et bisana, sont blidana et bridana, ce dernier typiquement médoquin. Alors pourrait-on imaginer une racine celte ? Il y a de nombreux lieux-dits avec "Bidan" en Bretagne mais j’ignore la signification. Ou, plus logiquement, une origine aquitaine ? (cf le basque bide !!! ) Et comment expliquer les formes en bli-/bri- ? seraient-elles antérieures ?

  • qu’il soit absent de Foix est normal puisque le mot est inconnu dans les Landes ; Palay, voir peut-être à bridane. Pour trouver le mot, on a 1° le FEW, 2° l’ALG, 3° le glossaire de médoquin ancien.

  • Merci pour ces infos Gaby.Mais où l’ALG (seule des sources mentionnées à fournir un exemple réellement attesté dans la première moitié du siècle dernier) trouve-t-il ce mot ?

  • J’ai noté ouest Médoc, donc ça devait être à Lacanau ou atau.


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