Haussmann a été une dizaine d’années sous-préfet à Nérac, et le pays a dû lui plaire, puisqu’après avoir quitté cette fonction, il s’y est constitué, dans les landes, autour de Houeillès et de la maison de Bertranet, une véritable seigneurie.
Haussmann, ce protestant parisien, du parti de l’ordre, successivement au service de Louis-Philippe puis de Napoléon III, "s’est plu à Nérac. Comme Henri IV, il y a passé les plus belles années de sa jeunesse. Comme lui, il a été fasciné par sa lande". [Haussmann d’Albret, p.262]
Il a remarqué l’originalité de l’Albret lot-et-garonnais, qui coïncide à peu près avec l’arrondissement de Nérac, circonscription du sous-préfet, par rapport à Agen et "la rive droite" de Garonne :
"Après avoir souligné l’hétérogénéité de son paysage qui oppose lande et terrefort, la diversité de ses appartenances anciennes (évêchés d’Auch et Lectoure, généralités de Bordeaux et Auch, sénéchaussées de Nérac et Condom), il insiste sur "les préventions singulières qui existent dans l’arrondissement de Nérac contre les trois autres arrondissements du département", qu’il attribue à son originalité". [Haussmann d’Albret, p.218]
Comment explique-t-il cette originalité ?
Caractère plus agricole de l’Albret, extrême division de la propriété, "manque presque absolu de communications"...
La présence en Albret (surtout à Nérac) d’une communauté protestante, à laquelle Haussmann était très attaché, a pu jouer dans le sentiment de Haussmann d’avoir affaire à un particularisme local [1].
"L’étonnant, c’est qu’Haussmann épouse d’emblée ce particularisme : deux mois à peine après son arrivée, regrettant le départ du préfet Croneau avec lequel il s’entendait très bien, il écrit "serait-ce un coup de la rive droite ?", s’identifiant ainsi complètement au particularisme de celle de gauche." [Haussmann d’Albret, p.220]
"En mai 1839, il va plus loin encore et parle "d’un département gouverné par une coterie d’ignobles spéculateurs dont notre arrondissement a eu tant de mal à refréner l’esprit d’envahissement".
Les souvenirs de la guerre de religion entre l’Albret et l’Agenais, entre la reine de Navarre et le "saigneur" Montluc seraient-ils en train de se rallumer ? Même si les fleurets sont plus mouchetés, il n’est pas interdit de le penser, et l’identification d’Haussmann à son arrondissement lui coûtera son poste de sous-préfet de Nérac.
Gardons-nous cependant d’imaginer que, devenu ce défenseur de l’Albret, Haussmann cherche à se donner les allures d’un parfait Gascon.
Au contraire, ce bourgeois parisien qui affiche volontiers des airs d’intellectuel à la mode ne manque pas une occasion de railler les Néracais, quand ce n’est pas de les mépriser. Ici, il leur reproche "une mollesse incroyable", là leur "manque d’idées" ; ailleurs il parle de Nérac comme de "la plus maussade des villes", et plus loin de la difficulté de manier "des populations aussi grossières et d’un esprit aussi à rebours que les nôtres"... " [Haussmann d’Albret, p.221]
On remarque dans ce commentaire fait par les auteurs, l’entrée en scène du type "gascon" avec les clichés qu’on devine.
Il est tentant, dans l’opposition rive gauche / rive droite ou Albret/Agenais, de déceler une opposition entre gascons et non gascons.
Les auteurs y pensent visiblement. Il serait intéressant de savoir si Haussmann faisait clairement ce rapprochement Albret/Gascogne, à une époque où l’Agenais se disait aussi gascon [2].
Dans le livre "Haussmann d’Albret", aucune allusion n’est faite à l’originalité lingüistique gasconne de l’Albret par rapport à "la rive droite". Haussmann en avait-il eu connaissance ? On peut imaginer qu’il ne s’intéressait guère au "patois".
Autre passage qui explique l’attachement du sous-préfet à son arrondissement, et qui nous renseigne aussi sur la vision que se font les auteurs et Haussmann du "parfait gascon" :
"Sans doute la présence d’une communauté protestante minoritaire mais dynamique, dans laquelle (et au service de laquelle) il s’est plu, a joué dans cette greffe.
On nous permettra cependant de croire qu’à l’origine de cet attachement se trouvent des raisons encore plus profondes : ne se défend-il pas d’être un Gascon parce qu’il en partage trop les travers ?
Flambeur, secret, calculateur, s’il n’en a pas la gouaille il en a au moins la verve. Surtout, c’est un bagarreur né, qui n’existe que dans l’action, et ne vit que dans l’affrontement. Quel meilleur pays que celui des mousquetaires pour livrer ses batailles ? Si une récente thèse a fait d’Henry IV un "Gascon très parisien", on peut dire d’Haussmann qu’il fut au contraire un "Parisien très gascon"...
[Haussmann d’Albret, p.262]
Mais Haussmann n’est pas seulement devenu gascon : il est devenu landais !
Sa "fascination" pour les landes a dû se combiner avec un esprit d’entrepreneur, au moment où la mise en valeur des landes par le "pignada" prenait de l’ampleur.
Il y a une ressemblance curieuse entre Haussmann et Napoléon III, dans leur intérêt pour cette exploitation des landes [3].
Le gendre de Haussmann, Dollfus, prendra sa suite à Bertranet, dont on a ci-dessus une vue contemporaine.
Henriette Dollfus, la fille de Haussmann, ne semble pas avoir reçu de son père une tendresse prononcée pour "les gascons" :
"Pendant l’automne 1870, Haussmann villégiaturait en Italie et à Monaco. Tant de haines s’étaient accumulées contre le symbole de l’Empire ! De Houeillès, sa fille envoie à sa tante un curieux écho de la triste ambiance de la "seigneurie" de Bertranet.
« Les prussiens chassés... j’ai bien peur que nous ne fassions le coup de fusil pour notre propre compte. Dans nos campagnes, les paysans ou les messieurs rouges ne s’occupent qu’à accaparer les places de toute espèce ... Les gascons sont une triste race, lâches et méchants, et nullement reconnaissants du bien qu’on essaie de leur faire. On ne nous a pas pillé, c’est encore quelque chose, ce n’est pas l’envie qui leur a manqué, mais ces quelques fusils que l’on sait tout prêts à les recevoir, leur ont donné à réfléchir. Nous nous tenons (tranquilles) le plus possible. Le mieux est de ne pas faire parler de soi. »" [Haussmann d’Albret, p.348]
Curieusement, à propos du passage "Les gascons sont une triste race", les auteurs ont cru bon d’insérer une note de bas de page : "d’évidence, Henriette Dollfus parle des lanusquets".
"lanusquet" veut dire "landais" en gascon [4].
Le terme était d’usage généralisé. Haussmann lui-même l’utilisait.
Les lanusquets sont gascons. Pourquoi les auteurs, néracais, donnent-ils l’impression de vouloir dissocier les deux, comme si Henriette Dollfus avait fait une confusion fâcheuse ?
Peut-être parce que la description des gascons comme "une race, lâche et méchante" leur parait tellement inappropriée qu’ils corrigent Henriette Dollfus, en supposant qu’elle pensait seulement à une partie bien particulière des gascons ?
Mais le cliché du gascon du gascon bagarreur et gouailleur doit aussi être mis en question.
Pour finir, un regret :
Malgré sa "greffe" gasconne et sa sympathie ambigüe pour le particularisme qu’il constatait en Albret, Haussmann a appliqué, comme sous-préfet, une politique autoritaire et jacobine qui ne pouvait que faire reculer la gasconitat et ce particularisme.
Mais le contraire était sans doute impossible, et aucune force politique ou même sociologique ne défendait clairement une politique d’affirmation gasconne, ou même d’autonomie locale ou régionale.
Comme grand propriétaire landais, il a par la suite participé à une modernisation qui a aussi brutalement mis fin à une organisation économique et sociale originale.
Au même moment, l’abbé Dardy préparait à Durance, à 10 km de Bertranet, son "Anthologie de l’Albret" qui recueille le parler populaire, ses contes et ses proverbes.
Lui aussi oppose les Landes d’Albret à la "rive droite".