[Tiré des "Gasconnades" recueillies par Edouard Dulac, Editions de France, 1937]

Gasconnade : LA PETITE GARE ET SON CHEF Avec à la fin de la gasconnade un commentaire de Tederic sur trois gasconnismes de la langue du chef de gare

- Tederic Merger

Ah ! ce fut un événement, dans tout le pays, quand on inaugura la petite gare !...
Voté depuis un bon demi-siècle, le projet de cette ligne qui devait relier le Fezensac au Bazadois aurait dormi d’un éternel sommeil dans les cartons administratifs, si la providence n’avait permis qu’un enfant de Castelnau-Verluisant, le sénateur Aiguetinte, l’en exhumât un jour et fît entreprendre sans retard les travaux si longtemps différés.

On s’activa donc à tasser les ballasts, à poser les traverses de chêne et les rails d’acier. Mais les bienfaits du sénateur Aiguetinte dédaignèrent de s’étendre au delà du territoire de son village natal, et la gare de Castelnau devint le point terminus de cette voie ferrée qui serpenta sur un parcours de six lieues à peine.

Un ministre pourtant vint célébrer le baptême laïque de la nouvelle ligne, au milieu d’un grand concours de populaire et avec l’accompagnement rituel des discours, des drapeaux, des musiques et des décorations. Ce fut un bien beau jour pour M. Aiguetinte et pour ses concitoyens.

Mais le vrai triomphateur de la fête fut assurément ce bon M. Labourdasse qu’une exceptionnelle faveur venait d’arracher aux grimoires d’un bureau de « petite vitesse » pour le coiffer de la casquette à feuillage d’or et l’élever à l’éminente dignité de chef de station, à Castelnau-Verluisant.
L’ambition suprême de ce digne employé se trouvait satisfaite. Il n’avait plus à souhaiter désormais que de vieillir à l’ombre des cinq marronniers plantés en quinconce devant sa gare et qui n’étaient encore que de maigres balais se doublant chacun d’un tuteur et protégés par un treillis de lattes et d’épines.

* * *

Deux trains, chaque jour, étaient confiés aux soins de M. Labourdasse, ou plutôt un seul, qui faisait la navette entre Castelnau et la station de correspondance : il partait à 8 h. 13 et revenait, le soir, à 6 h. 48.
Il fallait voir, dès que l’horloge marquait huit heures et dix minutes, le chef de gare s’agitant sur le quai, criant de tous ses poumons et en son patois sonore et solennel cet avertissement superflu aux cinq ou six voyageurs qu’il hissait, chaque matin, dans les trois wagons du convoi :
 Lu train de 8 h. 13, il ba partir 1... Les boyajurs pour Auch, Toulouse, Ageinn et... Paris, en boiture, si bous plaît !...
Il allait et venait de la locomotive au fourgon des bagages, surveillant du coin de l’œil les aiguilles du cadran, s’assurant de la fermeture des portières.
 Sont tous montés ? demandait-il enfin. Sont tous montés ?
Et, comme personne ne répondait, M. Labourdasse sifflait longuement le signal du départ. Puis, le train ébranlé, il allait jusqu’au soir cultiver son petit jardin. Car c’était un sage, modeste en ses désirs autant que ponctuel en ses devoirs, et sa quiétude n’avait point d’autre secret.

* * *

Un matin, comme il trônait derrière son guichet, survint le Ramon de la Sourque, un gars déluré qui, se penchant sur l’ouverture du grillage, demanda, sérieux et pressé :
— Une quatrième pour Saint-Crabari !
 Bous dites ?..
 Un billet de quatrième.
 Ju regrette, môssieu, mais c’est impossible.
 Impossible ? pourquoi ?..
 Parce que bous n’êtes pas muselé !
 Muselé ?
 Oui, môssieu, oui, nous nu délivrons de quatrième qu’aux boyajurs qui portent une muselière, môssieu 1
Le Ramon s’insista pas. Mais il se promit de tirer vengeance du chef de gare et l’occasion s’en offrit à lui, le soir même, dans le train du retour.

* * *

Il était installé déjà, tout seul dans un compartiment et les pieds sur l’unique bouillotte, lorsqu’un vieux paysan vint s’asseoir à ses côtés. A l’air ahuri du bonhomme, le Ramon devina qu’il voyageait pour la première fois en chemin de fer. En effet, celui-ci se tint coi près de la portière, regardant défiler le paysage. Quand le train s’engouffra sous le tunnel de l’Escout :
 Farredi ! fit-il, s’il avait raté son trou, nous nous écrabouillions, tenez, comme de vulgaires œufs de poule !...
Il frissonna, puis ne bougea plus et se mit contempler curieusement la voiture et son voisin. La bouillotte retenant bientôt toute son attention, Ramon lui offrit de la lui vendre.
 Voilà, certes, qui ferait plaisir à la Cadet car elle se plaint tout le temps d’avoir froid aux pieds, quand elle est couchée. Un écu, dites-vous ? C’est un peu cher, mais soit ! marché conclu...

* * *

A Castelnau- Verluisant, le croquant débarqua triomphalement avec sa bouillotte sous le bras.
M. Labourdasse l’arrêta sur le seuil de la petite gare. Comme ils se perdaient en discussions et que le placide fonctionnaire commençait à se fâcher, le Ramon vint à lui, tout courant :
 Monsieur le chef... voyez donc là-bas... en tête du train... Il y a deux voyageurs sans billet qui font un sabbat de tous les diables et qui ne veulent pas descendre...

 Dus boyajurs sans billet !... Bous dites : sans billet ? Ah ! çà !... ça !...

M. Labourdasse, lâchant aussitôt l’homme à la bouillotte, s’en fut pour appréhender les délinquants. Il revint après avoir vainement inspecté tous les wagons.
 Enfin, où qu’y sont, ces dus boyajurs sans billet, où qu’y sont ?...
 Hé ! répondit le Ramon, sur la locomotive, pardi !
Et il détala à toutes jambes, tandis que le paysan s’enfuyait de son côté, emportant avec la bouillotte de la Compagnie la tranquillité perdue à jamais, de M. Labourdasse.

Commentaire de Tederic : Trois gasconnismes du chef de gare de Castelnau-Verluisant :

C’est pour se moquer, bien sûr, mais la langue que la gasconnade prête au chef de gare semble empreinte de vrais gasconnismes, c’est même peut-être un document sur la manière dont les gasconophones essayaient de parler français au 19e siècle.
On a le même genre d’indications chez "Meste Verdier" de Bordeaux.

J’en ai repéré trois :
 Prononciation du "v" comme un "b" ("boyajur", "boiture")
 Prononciation du "eu" ou "e" français comme un "u" ("boyajur", "lu", "ju", "dus", "nu")
 Difficulté à utiliser à propos le pronom personnel ("Lu train de 8 h. 13, il ba partir", "Sont tous montés ?")

Au fait, pour en savoir plus sur les petites voies ferrées de Gascogne :
Rail Gascogne

Un gran de sau ?

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